Anne Démians : « Penser la construction comme une occasion de reconstruire la ville sur elle-même est une nécessité absolue »

Anne Demians itw recyclage urbain

Portrait d'Anne Démians, première femme architecte de l'Académie des Beaux-Arts. (©D.R.)

Temps de lecture : 6 min

Architecte des tours réversibles Black Swans à Strasbourg et missionnée avec quatre de ses confrères par Groupama Immobilier pour réfléchir à l’avenir de La Défense dans le cadre de l’étude urbaine “Le Chemin”, Anne Démians réfléchit sur le recyclage urbain depuis plusieurs années. La première femme architecte de l’Académie des Beaux-Arts partage sa vision et revient sur plusieurs de ses projets en la matière.

Vous avez mené plusieurs opérations de recyclage urbain au cours de ces dernières années. Pourquoi et comment avez-vous intégré cette approche dans votre travail ?

Anne Démians : J’ai toujours considéré l’architecture comme porteuse d’un acte politique fort et notamment aujourd’hui à travers les questions sociales et les questions écologiques. Mon travail théorique et construit s’attache à repenser la ville du futur à chaque fois, en proposant des changements profonds sur l’acte de construire et sur l’aménagement du territoire. Il ne faut pas considérer que la ville chaotique, dense et laide est une fatalité. Il s’agirait plutôt de considérer que la ville devient prioritaire dans son rapport à son environnement, qu’elle puisse se reconstruire sur elle-même. Et la première urgence est de freiner son expansion sur la nature et les terres agricoles. Il s’agit de la projeter vers l’avenir sur des bases classiques, ce que j’appelle le classicisme moderne. Le classicisme garantit à nos bâtiments cette intemporalité dont la période actuelle nous prive. La ville doit être construite dans le temps long.

Les Dunes à Val-de-Fontenay (©Jean-Pierre Porcher)

Les Dunes à Val-de-Fontenay (©Jean-Pierre Porcher)

L’École des 6 Nobels à Paris (©Architectures Anne Démians)

L’opération de logement sur les anciennes voies ferrées située porte d’Auteuil (©Jean-Pierre Porcher)

L’opération de logement sur les anciennes voies ferrées située porte d’Auteuil (©Jean-Pierre Porcher)

Quel est le projet de recyclage urbain qui vous a le plus passionnée ?

Anne Démians : L’ensemble de mes projets traitent de cette nécessité absolue de penser la construction comme une occasion de reconstruire la ville sur elle-même et ainsi contribuer à ce que la densité urbaine devienne acceptable et désirable pour l’ensemble de ses habitants. Les Dunes sont un bâtiment-paysage que j’ai réalisé pour la Société Générale à Val de Fontenay à la place de bâtiments de logistique urbaine. L’opération de logement que j’ai construite sur les anciennes voies ferrées situées porte d’Auteuil avec les architectes Francis Soler, Finn Geipel et Rudy Ricciotti, constitue un manifeste sans écart entre logement privé et logement social. L’École des 6 Nobels à Paris, l’ESPCI, sera un véritable connecteur des savoirs scientifiques. Je le réalise en lieu et place de bâtiments hétéroclites et construits au fil du temps que je restructure pour assurer une nouvelle capacité à répondre aux évolutions des besoins de la recherche française au plus haut niveau.


À lire aussi :


La restructuration et l’extension de Nancy Thermal marie patrimoine et modernité pour redynamiser tout un quartier, à travers l’attractivité du plus grand établissement thermal de France, avec des activités pluridisciplinaires autour de l’eau. Activité médicale, thermalisme, bien-être, sport, loisirs sont autant d’usages transgénérationnels regroupés sur un même site. Les bâtiments auront un lien fusionnel avec le parc Sainte-Marie qui a été créé à l’occasion de l’exposition universelle de 1909. La reconstruction de la gare de Vilnius en Lituanie et de son quartier est pour sa part une œuvre à la fois poétique, véritable manifeste technique doté de panneaux photovoltaïques verticaux pour répondre aux réalités climatiques, qui va permettre de relier le quartier historique et le nouveau quartier de Vilnius. Enfin, je mentionnerai la requalification de l’Hôtel-Dieu à Paris, à deux pas de la Cathédrale, en centre de recherche médical. Ce projet prévoit une nef en son cœur. C’est l’occasion de revitaliser et d’ouvrir l’Hôtel-Dieu sur la cité et d’en faire le vaisseau amiral de l’AP-HP en matière de diagnostic médical.

La restructuration et l’extension de Nancy Thermal (©Architectures Anne Démians)

La restructuration et l’extension de Nancy Thermal (©AAD)

La reconstruction de la gare de Vilnius en Lituanie (©AAD)

La requalification de l’Hôtel-Dieu à Paris (©AAD)

Comment industrialiser la réversibilité des bâtiments pour faciliter leur recyclage ?

Anne Démians : Avec les Black Swans à Strasbourg, opération immobilière réalisée pour le compte d’ICADE, près de la cathédrale sur la presqu’île Malraux, je réponds, tout la fois, à la contrainte économique d’un projet mixte (bureaux/logements/équipements) et à l’évolutivité des programmes, dans l’immédiat ou dans le temps. Ce projet peut donc être considéré exemplaire à deux titres. Premièrement, c’est une reconversion d’un site industriel. Deuxièmement, c’est la naissance d’un nouveau modèle de bâtiment qui fait prévaloir la mixité et la polyvalence des espaces, la mixité des populations économiques et professionnelles sur l’architecture proprement dite. 

Les coursives des Black Swans témoignent de l'évolutivité possible des espaces desservis, bureaux ou logements (©Martin Argyroglo)
Les coursives des Black Swans témoignent de l’évolutivité possible des espaces desservis, bureaux ou logements (©Martin Argyroglo)

Le modèle peut être dupliqué et adapté selon le site, le contexte et les programmes. On le nomme entre nous L’IDI (L’Immeuble à Destination Indéterminée). Cet Immeuble composite se caractérise par trois dispositifs :

  • Une coursive qui vient lacer le bâtiment. Elle garantit son urbanité, filtre domestique entre l’espace public et l’espace privé des logements ou des bureaux. Identique dans les deux cas, elle témoigne de l’évolutivité possible des espaces desservis. Plus ou moins resserrée, plus ou moins élargie, elle est coursive d’entretien (devant un bureau), balcon (devant un logement) ou loggia (sur le canal). 
  • Des distributions verticales sont dessinées avec des mesures conservatoires pour rendre conformes (normes de sécurité) les logements et les bureaux. Placées au centre du plan, elles n’impactent jamais les façades qui se développent en totalité de leur linéaire, autorisant ainsi toute autre cloisonnement.
  • Une trame unique est commune aux différents programmes. Cette disposition est nécessaire pour autoriser toutes les évolutions de programmes à la construction.
Les coursives des Black Swans témoignent de l’évolutivité possible des espaces desservis, bureaux ou logements (©Martin Argyroglo)

L’intérêt de ce projet se situe principalement dans l’alternative qu’il offre à la « mixité courante ». Plutôt qu’une collection d’objets finis, chargés en prouesses de toute sorte et ne satisfaisant qu’un regard daté sur les choses, le registre des assemblages se veut classique et moderne. Ce qui s’installe à Strasbourg c’est le projet d’un équilibre dressé entre deux temporalités. Celle qui est courte ou instantanée, avec son installation dans un site donné et remarquable, et celle qui est longue et productive, à travers toutes les évolutions envisageables.

Vous avez notamment travaillé en 2021 sur une étude urbaine visant à réfléchir à la revitalisation de La Défense. Comment recycle-t-on un quartier ?  

Anne Démians : La Défense subit une perte d’attractivité, 60 ans après sa création…Ma proposition, FLYING LANE, s’inscrit dans une nécessaire qualification des espaces publics et notamment des mobilités des piétons au sein de La Défense. FLYING LANE se présente, sur la totalité de son tracé, sous la forme d’une passerelle à deux étages. L’étage du dessous est réservé aux cycles et aux mobilités douces de toutes natures, et l’étage du dessus est exclusivement destiné aux déplacements piétonniers, aux espaces plantés et au système gravitaire de l’eau. Nous voulons créer un rapport kinésique avec les éléments, la vue des arbres, l’odeur du végétal, le bruit de l’eau, la perception de ce foisonnement végétal, pour interroger à nouveau notre cerveau primaire et remettre du sens à notre rapport aux éléments.

Le projet FLYING LANE se présente, sur la totalité de son tracé, sous la forme d’une passerelle à deux étages à La Défense (©Architectures Anne Démians)
Le projet FLYING LANE se présente, sur la totalité de son tracé, sous la forme d’une passerelle à deux étages à La Défense (©Architectures Anne Démians)

L’idée de cette proposition est celle d’une grille théorique rectangulaire et orthogonale, glissée verticalement, de haut en bas, sur le plan de La Défense, en plaçant tous ses segments entre les immeubles existants et en faisant en sorte qu’ils longent les tours, les effleurent, les percutent, ou les contournent. Elle se construit sur des figures carrées de 160 m environ de côté. L’ensemble du projet orthogonal reste contenu à l’intérieur du boulevard circulaire, mais il a la capacité de s’étendre au droit des villes voisines, à la première occasion, en assouplissant évidemment son tracé. Avec cette proposition, c’est un projet de connexions multiples et étendues que je propose. C’est en agissant sur l’ensemble de La Défense et en étendant l’essence du projet vers les agglomérations voisines (comme celles de Neuilly, Courbevoie, Nanterre ou Puteaux, par exemple), qu’on peut envisager de modifier la vision mécaniste et fonctionnaliste des années 60 de la dalle, pour lui donner les accents organiques et bienfaisants manquant aujourd’hui à ses valeurs urbaines et foncières.

Comment a évolué la place de la nature dans vos projets au cours des dix dernières années ?

Anne Démians : Elle a toujours été présente dans mon travail et pour partager mon expérience sur le sujet, je publierai « Rêver-Civilité » avec Le Moniteur en mai 2023. Cet opuscule est un acte pour faire évoluer les mécanismes de décision et de réglementation qui ne sont plus en phase avec la volatilité des usages et des rythmes économiques de plus en plus rapides. Il s’agit de proposer une nouvelle approche de la ville au profit du temps long et de la préservation de notre environnement.