« La ville post-carbone, mode d’emploi »

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Un prototype de rafraîchissement adiabatique. @AREP

Temps de lecture : 5 min

Architecte et ingénieur, président de l’agence d’architecture pluridisciplinaire AREP, Raphaël Ménard et ses équipes mettent en œuvre la stratégie post-carbone, au moyen notamment de la démarche EMC2B, méthode qui permet d’évaluer l’empreinte écologique des projets. AREP pour Architecture, Recherche et Engagement Post-Carbone. Explications.

Quelle est la place de la réhabilitation, de l’exploitation des friches et du recyclage urbain dans ce que vous faites au quotidien chez AREP ?

Raphaël Ménard : AREP existe depuis plus de 25 ans et a été très tôt à l’avant-garde de la réhabilitation, de la transformation, de l’adaptation des bâtiments, du patrimoine industriel, des gares en France comme à l’international, et ce, pour de nombreux clients, dont évidemment la SNCF. Depuis ma prise de fonction il y a plus de 4 ans, avec notre stratégie mettant l’urgence écologique au cœur de notre ambition, nous militons pour désartificialiser, construire différemment, parfois moins, et ce, avec discernement. Nous accompagnons nos clients pour le « juste dimensionnement » à l’échelle de l’usage, dans nos missions de programmation et d’assistance à maîtrise d’ouvrage. Au-delà des 500 projets suivis par les 1000 collaborateurs d’AREP, nous sommes attachés à prendre part au débat public pour faire bouger les lignes. Je le fais, les collaborateurs y sont incités, et Philippe Bihouix, directeur général d’AREP, est un très bon exemple. Je pense à son récent ouvrage, qu’il a co-signé, « La ville stationnaire » où plusieurs chapitres traitent du ZAN et du recyclage urbain.


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De votre point de vue de « carbonique anonyme » comme vous le dites vous-même en référence à l’impact de nos modes de vie sur l’environnement, comment utiliser la matière existante pour construire une société post carbone ?

Raphaël Ménard : Depuis deux siècles, nous sommes sous le règne des énergies fossiles. Charbon, pétrole, gaz : ce trio d’enfer assure encore plus de 80% de la consommation énergétique mondiale. Voilà le défi, réparer, bâtir un « nouveau monde », dans un contexte de rareté, alors que nous tutoyons, voire dépassons, les limites planétaires. Cette prise de conscience fait que les métiers d’architecte, d’ingénieur, d’urbaniste, de designer doivent évoluer. Chaque projet, chaque situation est l’occasion d’une pédagogie collective, avec le maître d’ouvrage, les entreprises, les bureaux de contrôle, les partenaires : prendre soin, réparer le vivant, créer de nouvelles habitabilités terrestres, avec beaucoup moins. De ce point de vue, EMC2B pour Energie, Matière, Carbone, Climat et Biodiversité est notre table de dialogue, en tentant de quantifier et d’estimer les impacts. Ce n’est évidemment pas simple, mais sur le sujet « matière » (M) par exemple, nous tentons de faire muter les mix constructifs avec davantage de réemploi, de biosourcé, de géosourcé, etc. La future halle à vélos du projet Horizon 2024 pour la gare du Nord à Paris en sera une belle concrétisation.

L’atlas bioclimatique des gares parisiennes

En tant que professionnel de la ville, comment contribuez-vous à cette transition ?

Raphaël Ménard : Par notre attachement à la recherche, par notre ADN pluridisciplinaire, nous souhaitons être une passerelle entre technique et société, un traducteur entre les productions scientifiques (et particulièrement celles touchant les questions écologiques et sociétales) et nos parties prenantes. Sur la thématique de l’adaptation au changement climatique, j’ai par exemple écrit une tribune sur la question de l’albédo, pour interpeller les acteurs de la ville, faire émerger des solutions simples et frugales. Nous déclinons cette approche à toutes les échelles, du mobilier urbain jusqu’à la planification territoriale, dans le cadre de plusieurs missions stratégiques, comme « L’atlas bioclimatique des gares parisiennes » que nous venons de publier, ou encore l’accompagnement des collectivités dans leur feuille de route de transition écologique, pour le Grand Annecy. Ce « méta-chantier » collectif et culturel est d’abord celui des 1000 collaborateurs d’AREP. Et au-delà de la forte adhésion que suscitent notre engagement et notre mission (« inventer un futur post-carbone »), il nous appartient d’accompagner, de former les nouveaux arrivants et tous les collaborateurs d’AREP autour de la démarche EMC2B. Depuis trois ans, nous avons donc beaucoup investi dans la formation, dans la création de programmes de e-learnings avec notre Campus AREP. Nous réfléchissons d’ailleurs demain à ouvrir ce corpus à nos partenaires et à nos clients.

Quel est le rôle de l’architecte qui travaille des friches ?

Raphaël Ménard : Il faut s’interroger sur le rôle de l’architecte tout court, et plus globalement des concepteurs. Je note aussi le discours fort porté par l’Ordre des Architectes et la capacité des architectes à être des apporteurs de solutions pour mettre en œuvre la transformation écologique. Nous vivons une époque évidemment angoissante, mais aussi passionnante, avec des questions très ouvertes, comme la redéfinition des métiers et des disciplines… Demain, il faudra savamment déconstruire, une expertise nouvelle, « soustractive » et non plus « additive », réclamant sans doute une très grande finesse. Comme les hydrocarbures, l’architecture connaîtra aussi son « pic ». Beaucoup de confrères y sont très bien préparés, je pense à la récente interview de Philippe Prost dans Le Moniteur. Les règlements mutent également, Paris vante son futur PLU bioclimatique comme un PLU de transformation et non de construction… Parallèlement, les modèles économiques « additifs » dont dépendent les concepteurs (et plus globalement les acteurs de la construction) doivent être transformés. C’est ce qu’AREP commence à faire avec l’un de ses clients majeurs, la SNCF : dans notre contrat, nous avons corédigé des critères de bonus-malus en euros et en carbone. C’est un exemple que les modèles sont mutables. Dans les écoles d’architecture, les ateliers ou studios intitulés « transformation » ou « réhabilitation » étaient auparavant marginaux, et aujourd’hui les étudiants s’y intéressent massivement. Demain peut-être, en école d’ingénieur, les cours sur le bois, la terre, la pierre et le réemploi feront partie du tronc commun, tandis que le béton et l’acier deviendront des cours optionnels !

Comment réduisez-vous le bilan carbone des matériaux dans vos projets ?

RM : Dans la démarche EMC2B, il y a le « M » pour matière. Au même titre qu’il faut passer des énergies fossiles aux énergies renouvelables, il faut passer de l’extractivisme aux matières renouvelables. Il faut donc s’interroger sur le fait même de construire, sa nécessité, sa légèreté, la bonne échelle de l’usage, et réfléchir à la nature du mix constructif. Concrètement, nous outillons aussi les équipes avec les « poids carbone élémentaires », permettant de situer par exemple le carbone gris d’une protection solaire extérieure, d’un châssis menuisé, d’un panneau photovoltaïque ou encore d’un bloc maçonné. Enfin, nous avons développé une multitude d’outils faciles et pratiques pour guider tous les collaborateurs dans les dilemmes, et de ce point de vue-là, la démarche EMC2B est une boussole facile, robuste et efficace pour éclairer des choix de parti post-carbone.

Voir le book AREP.