Marco Rossi : « Il faut se donner les moyens de restaurer la vie et de partager l’espace avec elle »

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©Agence MRP - Marco Rossi Paysagiste

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Marco Rossi dirige l’atelier d’urbanisme et de conception paysagère MRP – Marco Rossi Paysagiste, installé à Lyon depuis une dizaine d’années. L’agence collabore à plusieurs projets de VINCI Immobilier Auvergne Rhône-Alpes et a présidé à l’élaboration de son Cahier de recommandations paysagères. Son dirigeant livre ici une vision experte des enjeux de la relation entre promotion immobilière et conception paysagère, prônant une approche globale, pragmatique et dans la durée de la question de la nature en ville. Interview*.

Comment percevez-vous la relation entre conception paysagère et promotion immobilière aujourd’hui ?

Marco Rossi : Si la base du travail des promoteurs immobiliers reste de construire des bâtiments selon un bilan financier positif, comme pour toute entreprise, les notions de paysage et d’espaces non-construits se sont progressivement invitées dans leur démarche depuis quelques années. Pourtant, il est évident que tout espace non-construit n’a pas la même valeur marchande qu’un mètre carré construit. Or ce qui est très intéressant de mon point de vue, c’est le défi de faire évoluer la vision des promoteurs de façon à intégrer la ‘‘moindre’’ valeur marchande d’un espace non-construit à leurs projets sans pour autant remettre en cause la rentabilité des opérations prises dans leur ensemble.

Au-delà de cet aspect, il y a une question de savoir-faire et de sensibilité quant à ces espaces non-construits. Chez MRP, nous sommes surtout spécialisés dans l’aménagement du milieu végétal, guidés par cette conviction que la végétalisation des espaces, et notamment des cœur d’îlots, est une réponse nécessaire aux changements climatiques dont chacun a aujourd’hui pris conscience. Il s’agit donc d’un argument essentiel pour les opérations immobilières, ce qui contribue à faire évoluer les représentations.

Prenons l’exemple du 6e arrondissement de Lyon, d’une conception relativement tardive (début XIXe), avec de grands cœurs d’îlots partiellement végétalisés, aujourd’hui souvent utilisés pour le stationnement : ce serait un gisement exceptionnel pour la végétalisation, mais il est difficile de bouleverser totalement la pratique de ces espaces. En revanche, sur les nouvelles constructions, la démarche de certains promoteurs et celle que nous prônons en tant que paysagistes est de faire moins de place à la voiture en cœur d’îlots, sinon en sous-sol, de sorte à valoriser les espaces de pleine terre pour laisser place au vivant. L’espace subsistant, devrait selon nous être végétalisé au maximum, chaque fois que cela est possible.

« Il faut mettre tous les acteurs autour de la table pour imaginer les choses à une autre échelle, et non pas segmenter la production de la ville »

Vous évoquez l’urbanisme du siècle avant-dernier, la question paysagère ne s’envisage donc pas uniquement à l’échelle des projets ?

Marco Rossi : En effet, l’un des enjeux est de parvenir à insérer les constructions, quels que que soient leur type et leur vocation (industrielle, tertiaire, résidentielle…), dans une charpente paysagère. Il y a donc un travail d’urbanisme à réaliser préalablement à l’intervention des promoteurs et constructeurs sur des terrains particuliers, et cela fait également partie de nos domaines d’intervention. J’ai souvenir d’un projet à Bordeaux, sur lequel j’ai travaillé il y a une quinzaine d’années au sein de l’agence Michel Desvigne Paysagiste à Paris, portant sur une friche industrielle. J’avais été très impressionné de voir Michel Desvigne revenir à l’agence en étant manifestement ému du fait que 30 hectares non constructibles avaient été inscrits au Plan Local d’Urbanisme (PLU). Cela pouvait sembler inimaginable à l’époque, d’autant plus compte tenu de la pression foncière dans ce secteur… Cette victoire a pourtant été remportée.

Ceci pour dire que la question du type d’implantations et de constructions n’est donc pas toujours la plus problématique. L’enjeu tient davantage aux proportions consacrées aux espaces naturels d’une part, et bâtis d’autre part, ainsi qu’à leur articulation entre eux. Aux Etats-Unis au XIXe siècle, le paysagiste Frederick Law Olmsted a parcouru à pieds des centaines et des centaines de kilomètres pour essayer de comprendre finement le fonctionnement des territoires. L’activité industrielle était déjà développée, et il avait perçu que de petites rigoles d’eau, qui pouvaient d’ailleurs sembler polluées, dessinaient une autre géographie, un système, à grande échelle. C’est ainsi qu’est né un système de parcs, puis les parkways, qui sont des autoroutes traversant des parcs spécialement pensés pour que l’eau s’écoule et chemine comme il faut, etc. Ceci sur des milliers et des milliers d’hectares. C’est sur ce type de réflexion que nous avons encore un problème considérable : il faut regarder au-delà de la parcelle.

À ce titre, les promoteurs comme tous ceux qui construisent la ville devraient participer à cet effort de conception préalable. Sans doute faut-il rompre avec l’idée que leur vision se cantonne aux seuls terrains de leurs opérations. Leur connaissance du territoire dépasse bien souvent cet horizon et cette expertise importe. Il faut mettre tous les acteurs autour de la table pour imaginer les choses à une autre échelle, et non pas segmenter la production de la ville.

Cette connaissance et cet égard pour les milieux naturels posent-ils aussi des difficultés au niveau des opérations immobilières ?

Marco Rossi : Au niveau de la conception, on pense toujours et naturellement à comment l’humain vit dans la ville, mais il faut aussi veiller aux conditions de vie de la végétation. Notre travail préalable consiste à se mettre à la place de la végétation, à envisager ses conditions de vie dans l’espace dans lequel nous l’installons. On pourrait presque faire la métaphore entre l’habitat humain et celui de la végétation : de la même manière que l’architecte doit rechercher l’aménagement des conditions de vie les plus favorables à l’Homme, nous nous demandons ce que l’arbre que nous plantons ‘‘voit’’ là où nous le plantons, comment il peut s’y sentir, s’y développer, etc. On doit donc penser non seulement à l’agrément des personnes qui vont vivre à proximité ou traverser ces espaces (car beaucoup des espaces que nous produisons ne sont pas exclusivement réservés aux résidents mais sont aussi ouverts sur la ville), mais aussi à la dynamique de la vie de ce milieu et à son développement dans la durée.

Sans doute faut-il également se faire à l’idée d’une végétation moins domestiquée, plus sauvage, loin de l’image d’Epinal du jardin à la française. Il faut accepter la vie qui s’en accompagne : les insectes, certaines ‘‘nuisances’’ inhérentes aux milieu naturels, etc. Il faut se donner les moyens de restaurer la vie, mais aussi d’accepter de partager l’espace avec elle de sorte que l’Homme et la nature trouvent leur place dans le paysage ainsi renaissant. En cela, l’échange que nous pouvons avoir avec les autres acteurs de la fabrication de la ville, dont les promoteurs immobiliers, est extrêmement intéressant car il complémente leur approche.


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On imagine qu’il y a aussi des difficultés pratiques pour concilier les activités de construction et le respect de la nature environnante…

Marco Rossi : Il est clair qu’on peut intervenir sur un milieu naturel et lui faire beaucoup de mal très rapidement. Lorsqu’on est déjà en présence d’un milieu végétal plus ou moins riche comme par exemple sur l’opération Oasis Parc (Lyon 8), l’un des enjeux du travail que nous réalisons en commun avec des écologues, des botanistes et d’autres spécialistes qui interviennent sur ces chantiers, consiste en une ingénierie de la préservation des milieux. C’est-à-dire que nous nous interrogeons vraiment pour éviter au maximum les dégâts qui peuvent être occasionnés par un chantier de construction ou d’aménagement. Ceci nécessite beaucoup d’imagination, mais aussi de pédagogie auprès de chacun des différents corps de métier. Disons, pour rire, qu’un spécialiste du gros œuvre pourrait avoir tendance à voir un arbre comme un encombrant, par exemple… Il faut arriver à ménager les contraintes de chacun depuis la conception des projets jusqu’à l’exécution des travaux.

C’est un processus lent qui requiert une évolution des mentalités et des façons de faire. Mais il est intéressant de noter qu’aujourd’hui, une partie de la promotion immobilière se porte garante de cette démarche. Cela ne signifie pas que les résultats sont systématiquement bons, mais lorsque nous y parvenons comme dans le cas d’Oasis Parc, je pense que cela contribue à sensibiliser toutes les filières à l’importance et à la valeur d’un tel travail. Ces réussites participent elles aussi à l’évolution des mentalités.

© Agence MRP – Marco Rossi Paysagiste

Un autre défi clé, compte tenu de l’objectif de « zéro artificialisation nette », est celui de la « renaturation » des sols imperméabilisés. Comment cela fonctionne ?

Marco Rossi : Tout d’abord, il faut acquérir une connaissance fine des sols : tout commence par les sols. Or en ville, la très grande majorité des sols est soit polluée, soit inerte (sans vie), voire les deux à la fois. C’est la conséquence de l’activité humaine en général, pas exclusivement de l’industrie. Si bien que la première couche de terre d’1 mètre sous la surface est très souvent impropre à la vie. La renaturation de ces sols est une opération complexe qui n’est pas systématiquement possible.

Si l’on prend l’exemple de l’opération Wellcome, site sur lequel était installée une grande usine Fagor-Brandt, les sols étaient non seulement pauvres, mais également pollués. La pollution se traite via des filières spécialisées. Mais faire renaître la vie est une autre opération, qui recèle une autre complexité. En l’occurence nous avons opté pour une renaturation partielle et sur place des surfaces sur lesquelles il est apparu possible de faire renaître la vie dans le temps relativement court de l’opération (soit 5 à 7 ans) et malgré la présence du chantier durant 3 ou 4 ans. Une partie de ces terres va donc être enrichie sur place et servira pour le jardin de l’opération. Une autre partie, avec une granularité plus importante, sera utilisée pour l’évacuation des eaux de pluie de ce jardin.

« Il faut prendre les bonnes décisions tout de suite, mais il ne faut pas perdre de vue que le temps de la vie est long »

Concrètement, comment cela s’opère ?

Marco Rossi : Notre premier objectif est de faire en sorte que le système racinaire de la végétation puisse se développer au mieux. Ceci implique d’abord d’aérer le sol, de le décompacter, de permettre le développement de micro-organismes qui contribuent à leur tour au développement de la vie végétale. Il y a des exemples de cultures agricoles intensives dans lesquelles le système racinaire des végétaux est très peu développé : ces plantes sont comme « dopées » pour croître dans des conditions dégradées. Nous recherchons à l’inverse les conditions du meilleur développement naturel de ce système racinaire.

Dans certains cas, il est possible d’enrichir le sol. Dernièrement, nous avons livré l’esplanade TASE (Vaulx-enVelin), une ancienne friche industrielle sur laquelle nous avons mis en place une palette végétale expérimentale dans la perspective du changement climatique. Le sol était en partie pollué, et extrêmement pauvre. La Métropole de Lyon avait préalablement prévu la valorisation de terres excavées d’un chantier local. La valorisation consiste alors à planter certaines espèces adaptées, dont le développement va enrichir la terre et la rendre prompte à accueillir d’autres plantations. Nous avons ensuite utilisé ces terres de façon à booster les surfaces inertes présentes sur site. En l’occurence, il y a donc quelques mouvements de terres. Cependant, l’idée n’est jamais d’aller excaver des terres agricoles alentours. D’autant plus que leur qualité laisse parfois à désirer, sauf à aller les chercher de plus en plus loin, ce qui ne serait pas conforme à notre démarche

Existe-t-il des innovations permettant d’optimiser le processus de renaturation ?

Marco Rossi : Il y a des travaux de recherche prometteurs, notamment dans le quartier de la Confluence à Lyon [plateforme Terres fertiles 2.0, ndlr], où des terres sont valorisées sur une surface assez vaste et une pépinière a été installée. Mais de telles expérimentations ne sont pas forcément simples à implémenter sur des opérations immobilières dans la mesure où il faut une adhésion de la maîtrise d’ouvrage et des différents acteurs impliqués, un terrain, des moyens et un temps assez conséquents. Elles nécessitent une conjonction rare de facteurs favorables.

S’il existe des procédés intéressants et des expérimentations prometteuses, il n’existe cependant pas de solution miraculeuse. Par exemple : on sait aujourd’hui fixer certains types de pollutions présentes dans les terres sur les racines de certaines plantes. Mais cela ne concerne pas l’ensemble des pollutions, et il faut ensuite traiter les plantes sur lesquelles ces pollutions se sont fixées… Un autre facteur de complexité est que c’est l’ensemble du cycle qui est concerné : une activité peut polluer les sols, puis par infiltration c’est l’eau qui est polluée, etc.

La solution miracle, pour moi, c’est le temps : il faut prendre les bonnes décisions tout de suite, mais il ne faut pas perdre de vue que le temps de la vie, de la nature, est long. Le cycle de la vie est naturellement lent et il ne faut surtout pas chercher à le brusquer. Du reste, la question de la renaturation des terres n’est pas tout : elle a une suite. La vie peut démarrer très rapidement, mais elle se poursuit et évolue sur un temps très long.

Justement, la gestion des espaces paysagers dans la durée ne constitue-t-elle pas un autre défi ?

Marco Rossi : Effectivement, à l’inverse d’un bâtiment qui demeure inerte une fois achevé, nous installons des milieux vivants, naissants, appelés à se développer. Comme pour un enfant, les premières années de la vie sont décisives, aussi bien pour ce qu’il y a de visible en surface que pour la vie en « sous-face », c’est-à-dire dans le sol. Mieux un milieu naturel naissant se développe lors des premières années de son existence, plus le sol s’enrichit, plus le système racinaire se développe, plus ses fondations sont durables.

Là où il nous reste encore beaucoup de travail, c’est sur l’accompagnement du paysage après la livraison d’une opération. Car il faut pouvoir l’accompagner correctement, pas pour 1 an ou 2 seulement mais pour 5 ans ou plus. Les règlements de copropriété sont faits pour évoluer, ce ne sont donc pas les outils les plus pérennes pour garantir le meilleur accompagnement d’un paysage.

En revanche, il ne faut pas négliger la capacité des habitants à comprendre et à faire ce travail dès lors qu’on fait preuve de pédagogie. Les habitants d’Oasis Parc, par exemple, savent la valeur du paysage dans lequel s’inscrit leur logement et je peux témoigner qu’ils en sont aujourd’hui les plus grands défenseurs. Un collectif s’est créé et s’est véritablement approprié cet espace.

Cela ne signifie pas que nous pouvons “quitter les lieux” quelques temps seulement après la livraison d’une opération : là encore, le temps importe beaucoup pour transmettre les bonnes pratiques. De plus, il y a un turn-over des habitants. C’est pourquoi l’une des pistes auxquelles nous travaillons aujourd’hui est d’impliquer les écoles spécialisées avoisinantes dans la gestion de ces espaces. Par exemple, les BTS en aménagement et les futurs jardiniers ont besoin de terrains d’expérimentation et d’apprentissage : nous envisageons donc d’établir des partenariats entre le promoteur et les établissements pour que ces derniers assurent utilement la gestion de ces espaces pendant quelques années après la livraison.

*Cette interview est extraite de la lettre « En Réflexion » de VINCI Immobilier Auvergne Rhône Alpes